Deuxième visite lors de mon séjour à Taïwan : le National Chiang Kai-shek Memorial Hall 國立中正紀念堂1.
J’avais tellement apprécié ma visite que, plus tard dans le mois, j’ai profité d’être dans le quartier pour y retourner. Plus qu’un lieu de mémoire, c’est un lieu plein de vie où les gens, jeunes et moins jeunes, se retrouvent.
Car les activités ne manquent pas, que ce soit dans le mémorial lui-même, ou dans le parc autour, appelé 中正紀念公園2, littéralement le parc du mémorial de Chiang Kai-shek.

Le parc lui-même est très agréable, avec ses 25 hectares et ses différents espaces. La verdure ne manque pas, et il y a même deux petits étangs artificiels de part et d’autre du boulevard de la Démocratie 民主大道 : le Yunhan Pond 雲漢池et le Guanghua Pond 光華池, qui accueillent des carpes koï.
Ces carpes koï ont été offertes au mémorial en février 1981 par Ryōichi Sasakawa (笹川 良一), un homme politique nationaliste et homme d’affaire japonais. Aujourd’hui décédé, il fut emprisonné pour crimes de guerre en décembre 1945, avant d’être libéré trois ans plus tard. Il devint multi-milliardaire après-guerre, faisant fortune dans les paris. Président durant près de trente ans de la Fondation Sasakawa, il exerça une influence importante sur le Parti libéral démocrate (PLD) au pouvoir.
Les carpes ne sont pas les seules habitantes de cet espace, on y retrouve aussi des tortues chinoises, ainsi que de nombreuses espèces différentes d’oiseaux, comme le fameux bihoreau gris (dont je vous avais déjà parlé dans l’article sur le National Sun Yat-sen Memorial Hall), des râles à poitrine blanche et des aigrettes. Et comme dans tous les parcs taïwanais, on retrouve évidemment quantité d’écureuils à ventre rouge.
Par ailleurs, parmi toutes les plantes présentes, il y a également beaucoup de cerisiers japonais, ainsi que quelques pruniers. Le printemps est donc une saison idéale pour s’y balader.
Le mémorial dispose d’un système de recyclage des eaux de pluie. En effet, Taïwan est un territoire où il pleut beaucoup, avec une moyenne annuelle qui tourne autour de 2000mm par an. Malheureusement, la répartition de la pluie est irrégulière, tant d’un point vu spatial que temporel. Pour éviter de manquer d’eau et par souci écologique, un système de recyclage des eaux de pluie a été construit sur le site du mémorial en 2003 et 2004. Après purification, l’eau est utilisée pour l’irrigation du parc et pour conserver le niveau d’eau des deux étangs.
Il est fréquent d’y voir des Taïwanais jouer aux échecs ou au jeu de go, ou encore pratiquer des arts martiaux comme le taekwondo et le taiqi.
Au bout du boulevard, on arrive sur le square de la Démocratie 民主廣場. Le drapeau national trône fièrement au centre. Il est levé chaque matin, et baissé chaque soir. De chaque côté du square, un grand bâtiment se dresse. A gauche, c’est le National Theater, à droite, le National Concert Hall. Hauts lieux de spectacles à Taipei !

Si assister à une représentation dans l’un ou l’autre vous intéresse, rendez-vous sur leur site internet en cliquant ici.
Dans le mémorial lui-même, il y a quatre halls d’expositions, et deux galeries, qui accueillent régulièrement de nouvelles expositions. Je m’y suis rendue deux fois, à 15 jours d’intervalle, et les expositions étaient différentes. Certaines étaient assez classiques, d’autres beaucoup plus contemporaines : peinture, photographie, calligraphie, sculpture, etc. ; il y en a pour tous les goûts ! Des performances artistiques et culturelles y sont également organisées.


Au total, c’est plusieurs centaines d’expositions et performances artistiques et culturelles qui y sont organisées chaque année. Un certain nombre d’entre elles sont d’ailleurs consacrées aux droits de l’homme, à Taïwan, mais aussi à l’étranger. En tant que lieu historique important pour assister au développement démocratique de Taïwan, la direction du mémorial a activement organisé des expositions pour faire progresser la réflexion concernant les droits de l’homme.
Des évènements sont également organisés sur le boulevard de la Démocratie, notamment des spectacles artistiques.
Le boulevard et le square de la démocratie constituent, par ailleurs, un espace de choix pour les multiples mouvements démocratiques : dès la levée de la loi martiale et la transition démocratique qui en a découlé en 1989, des manifestants s’y sont rassemblés.
Il y a par exemple eu le Wild Lily Student Movement en 1990, la marche anti-nucléaire en 1994, le Rainbow Event militant pour le mariage homosexuel en 2014 et les protestations pour l’anniversaire du mouvement anti-extradition hongkongais en 2020.
Enfin, le mémorial est également un lieu dédié à l’éducation. Y sont organisées de nombreuses sessions d’études et séminaires sur des sujets variés, parmi lesquels on retrouve la culture, les droits de l’homme, la santé publique, l’environnement, la justice transitionnelle, etc.
Au rez-de-chaussée de l’édifice se trouvent une bibliothèque et un musée qui relatent la vie et la carrière de Chiang Kai-shek. Il y a également des expositions relatives à l’histoire de Taïwan et à son développement.


Le niveau supérieur abrite le hall principal, c’est-à-dire l’endroit où est installée la grande statue de Chiang Kai-shek sur laquelle veille un soldat. Ce dernier est relevé à intervalle régulière, ce qui constitue en soi un petit spectacle à ne pas manquer.

La statue est fabriquée en bronze et fait 10 mètres de haut. Son créateur est Chen Yifan 陳一帆, un sculpteur originaire du Fujian (Chine continentale).
Bref historique du lieu
Cette fois encore, il apparaît nécessaire de faire un petit aparté pour vous expliquer qui est Chiang Kai-shek 蔣介石. Comme Sun Yat-sen, il fait partie des quelques Chinois du siècle dernier que l’on mentionne parfois en Occident.

Son nom se prononce Jiang Jieshi en mandarin, mais il est plus connu sous l’appellation Chiang Kai-shek, qui est la lecture cantonaise. Dans les textes en chinois, on le retrouve aussi sous le nom de 蔣中正 Jiang Zhongzheng. C’est un nom qu’il a choisi d’utiliser à partir de 1917/1918, car la similitude avec le nom chinois de Sun Yat-sen, 孙中山 Sun Zhongshan, lui permettait de se positionner comme l’héritier légitime de ce dernier et de ses idées. Ce nom induit également une notion de rectitude, de droiture.
Chiang Kai-shek est un militaire et homme d’État chinois. Il fut l’un des présidents et chefs du gouvernement de la « Première République », c’est-à-dire la République de Chine qui gouverna la Chine continentale de 1912 à 1949, puis, jusqu’à sa mort, le président de la République de Chine à Taïwan. Après la mort de Sun Yat-sen en 1925, il prend progressivement le contrôle du parti nationaliste Kuomintang.
Durant la seconde guerre mondiale, il figure aux côtés des Alliés, participant même à des conférences internationales, comme la conférence du Caire de 1943 et la réunion qui aboutit à la déclaration de Potsdam en 1945. Il est d’ailleurs chargé de s’assurer du retrait des troupes japonaises de Taïwan à l’issue de la guerre. Taïwan sous sa gouvernance entre 1945 et 1975 est marquée par une période autoritaire caractérisée par un grand nombre de violations des droits de l’Homme.
Après son décès le 5 avril 1975, le gouvernement taïwanais met en place une équipe chargée de la construction d’un mémorial à sa mémoire. Quelques mois plus tard, un appel d’offre est lancé afin d’établir les plans de l’édifice : 43 projets sont soumis, et après une étude menée par un panel d’experts locaux et étrangers, c’est au final l’architecte à la renommée internationale Yang Cho-cheng 楊卓成 qui est sélectionné.
Le site choisi se trouve dans le district de Zhongzheng, non loin du bâtiment de la présidence, et des différents organes du gouvernement. Ce terrain devait à l’origine servir à construire une centre commercial moderne. Les financements pour la construction provinrent, au moins en partie, de donations.
Le 31 octobre 1976, date correspondant au 90e anniversaire de la naissance de Chiang Kai-shek, une cérémonie est organisée pour la pose de la première pierre.

Le mémorial est finalement inauguré le 5 avril 1980, soit 5 ans jour pour jour après la mort de l’ancien chef d’État.
Il faudra cependant attendre 1987 pour que s’achèvent les travaux du National Theater et du National Concert Hall. Bien que d’architecture similaire, ces deux bâtiments sont différenciables par le style choisi pour construire les toits : le National Theater utilise le style wudian 庑殿顶, « hip roof » en anglais, c’est-à-dire un toit en croupe, tandis que le National Concert Hall utilise un style xieshan 歇山顶, « gable and hip roof » en anglais.

Le style wudian est, à l’origine, exclusivement réservé à la royauté et aux très grands temples. On l’appelle aussi Chinese Hipped Roof ou Fudian Roof . C’est le style le plus élevé dans l’architecture traditionnelle chinoise. Le style xieshan est très utilisé pour les temples, sanctuaires et palais.
De plus, l’utilisation d’un double toit, comme c’est le cas pour le National Theater et le National Concert Hall leur octroie un niveau encore supérieur, selon la tradition.
Dans les années 1990 a lieu une transition démocratique sur l’île. Le Kuomintang n’est plus le seul parti politique autorisé, et les citoyens retrouvent leurs droits. Commence alors un débat concernant les mérites et démérites historiques de Chiang Kai-shek.
En 2007, le président Chen Shui-bian, issu du Parti Démocrate Progressiste et en poste depuis 7 ans, décide de changer le nom du mémorial dédié à Chiang Kai-shek. La cérémonie officielle du changement de nom se tient le 19 mai 2007, ce qui marque le 58e anniversaire de la mise en place de la loi martiale à Taïwan (loi martiale qui resta en place durant 38 ans). Il porte désormais le nom plus neutre de National Taiwan Democracy Memorial Hall 國立台灣民主紀念館.
C’est une version un peu plus courte qui fut apposée sur l’édifice : 「台灣民主紀念館」, c’est-à-dire Taiwan Democracy Memorial Hall, écrite selon le style calligraphique de Xun Ouyang, un érudit confucéen et calligraphe du début de la dynastie Tang (618-907).
La statue de Chiang Kai-shek resta à sa place dans le Memorial Hall, mais les drapeaux et les gardes furent retirés.
Les caractères « Impartial et juste » 「大中至正」gravés sur l’arche furent également changés en « Square de la liberté » 「自由廣場」. Le choix du style de calligraphie n’est pas anodin. En effet, ce style, qui rappelle la calligraphie cursive de Wang Xizhi, calligraphe et politicien chinois de l’époque de la dynastie Jin de l’Est (316-420), exprime une certaine vitalité, un mouvement, et même la liberté.
Et contrairement aux inscriptions précédentes, il a été décidé de les écrire de gauche à droite, selon la pratique moderne récemment adoptée à Taïwan (à la place de l’ordre traditionnel chinois de droite à gauche).

Le changement de nom du mémorial ne plut, sans surprise, pas aux membres du Kuomintang. L’ancien nom est d’ailleurs restauré deux ans plus tard par le président Ma Ying-jeou, issu du parti nationaliste, mais il est décidé de conserver le nouveau nom de l’arche, et de continuer à faire du mémorial un lieu dédié à la lutte contre l’autoritarisme.
Gardes et drapeaux sont de retour auprès de la statue de Chiang Kai-shek.
En 2017, le Parlement passe une loi sur la promotion de la justice transitionnelle3, qui stipule que les symboles de l’autoritarisme doivent être supprimé, renommé ou autrement traités, de façon à garantir l’ordre constitutionnel démocratique libéral.
Et afin de garder en mémoire les leçons historiques à tirer des évènements ayant conduit à des violations des droits humains, le Chiang Kai-shek Memorial Hall est entré dans une phase de transformation, basée sur deux notions : la neutralité de l’espace et la priorité à l’art et la culture.
Tout en continuant les expositions et représentations artistiques à l’intérieur du mémorial et dans le parc, le comité d’administration a également commencé à investir dans des projets de recherches relatifs à la démocratie, la liberté et les droits de l’homme à Taïwan.
En mars 2021, une nouvelle étape est franchie dans le processus de transformation : le concept de justice transitionnelle s’ajoute aux valeurs défendues dans le mémorial. Et le comité prévoit de passer en revu tout le mémorial, afin de supprimer tous symboles et textes faisant l’apologie de l’autoritarisme.
Le 7 avril 2022, jour de la liberté d’expression à Taïwan, c’est une nouvelle exposition permanente qui se fait une place dans le mémorial : intitulée « Free Souls vs. Dictators: The Road to Freedom of Speech in Taiwan », elle établie une nouvelle interprétation de la justice transitionnelle.
Architecture et toponymie : un symbolisme presque omniprésent
L’architecture du Memorial Hall n’est pas sans rappeler le style utilisé dans les monuments précédemment érigés par le Kuomintang. Les similitudes entre le National Chiang Kai-shek Memorial Hall et le Mausolée de Sun Yat-sen, construit à Nankin entre 1926 et 1929, sont frappantes !

Mais tout en s’en inspirant l’architecte Yang Cho-cheng a su en moderniser le design pour lui donner un style à la fois unique et moderne.
Le bâtiment fait 70 mètres de haut. Situé à l’est du parc, il fait face à la partie ouest. Ses parois, au nombre de quatre, sont en marbre blanc naturel. Il est construit sur trois plateformes en étage, et son toit octogonal est inspiré du Temple du Ciel à Pékin.
Que ce soit sa couleur ou sa forme, tout est réfléchi : de couleur bleu nuit et surmonté d’une boule dorée, cela représente le soleil dans un ciel bleu, une métaphore pour signifier la liberté et l’égalité. De plus, il est de forme octogonale, un nombre associé traditionnellement en Chine à l’abondance et la prospérité. Les crêtes du toit, qui est recouvert de tuiles en verre, épousent la forme du caractère chinois 人 rén, qui signifie une personne.
L’escalier principal, qui mène directement à la salle principale, est un escalier double, dont chaque partie est composée de 89 marches, l’âge de Chiang Kai-shek au moment de sa mort.
Autre symbolique importante : les vertus associées à chaque porte. L’accès au parc se fait à travers trois grandes portes en pierre (qui mènent chacune à l’une des trois entrées du Memorial).
La plus grande s’appelle The Archway 正面牌樓, anciennement Porte de la grande centralité et de la droiture parfaite 大中至正. On reconnaît dans l’ancien nom les caractères 中 et 正 qui composent le prénom que s’est choisi Chiang Kai-shek pour se rapprocher de Sun Yat-sen. C’est la plus éloignée du mémorial ; elle se trouve à l’ouest du parc, de l’autre côté du square de la démocratie.

Avec ses 30 mètres de haut sur 80 mètres de large, elle est composée de cinq entrées, encadrées par six piliers, le tout recouvert de onze toits. Cette configuration 5-6-11 indique que The Archway occupe le rang le plus élevé selon le système de classification architectural chinois traditionnel.
Au nord se trouve 大忠門, la Porte de la grande loyauté, et au sud 大孝門, la Porte de la grande piété (sous-entendue filiale). 忠 zhōng et 孝 xiào sont deux vertus très importantes dans le confucianisme.
Et comme pour le National Sun Yat-sen Memorial Hall, il est intéressant de se pencher sur la symbolique contenue dans la toponymie des alentours :
- 愛國東路 Aiguo East Road au Sud : 愛國 àiguó signifie “aimer sa patrie”, “patriotisme” ;
- 杭州南路 Hangzhou South Road à l’Ouest : Hangzhou est une ville de Chine continentale qui fut la capitale sous la dynastie Song (960-1279)
- 信義路 Xinyi Road au Nord : 信義 xìnyì sont deux vertus du confucianisme, la sincérité et la justice ;
- 中山南路 Zhongshan South Road à l’Est : 中山 zhōngshān fait référence à la prononciation en mandarin du prénom de Sun Yat-sen.
Même à l’intérieur du mémorial, les différents espaces sont nommés en hommage à Chiang Kai-shek. On retrouve ainsi des halls d’exposition appelés Zhongzheng Art Gallery, ou Jieshi Hall. Ils changeront néanmoins de noms en 2017, pour des appellations plus neutres (Hall 1, Galerie du 1er étage, etc.).
Informations pratiques
Site Internet : https://www.cksmh.gov.tw/en/
Adresse : No.21, Zhongshan S.Rd., Zhongzheng Dist., Taipei (100011- 臺北市中正區中山南路21號)

La zone est bien desservie, de nombreux bus passent autour, et les lignes de métro Songshan-Xindian Line / Tamsui-Xinyi Line s’y arrêtent (station Chiang Kai-Shek Memorial Hall Station, sorties 3, 5 et 6).
Le parc est ouvert tous les jours de 5h du matin à minuit. Le Memorial Hall est, quant à lui, ouvert de 9h à 18h, avec fermeture la veille et le jour du nouvel an lunaire, et le 28 février (jour du mémorial de la paix 228).
Il est possible de réserver une visite guidée en anglais, mais il faut s’y prendre une semaine à l’avance. Pour les personnes parlant mandarin, une visite guidée a lieu tous les jours à 14h.
Comme pour le National Sun Yat-sen Memorial Hall, plusieurs activités sont organisées à des horaires précis :
- La relève des gardes dans le hall principal : elle a lieu toutes les heures, entre 9h et 17h.
- Le lever et baisser de drapeau : durant les horaires d’été (du 1er avril au 30 septembre), ils ont respectivement lieu à 6h et 18h10 ; durant les horaires d’hiver (du 1er octobre au 31 mars), ils ont respectivement lieu à 6h30 et 17h10.
Il y a une boutique de souvenirs à l’intérieur du mémorial.
Date de la visite : 7 et 22 novembre 2018
1 國立中正紀念堂 Guólì zhōngzhèng jìniàn táng : National Chiang Kai-shek Memorial Hall
2 中正紀念公園 Zhōngzhèng jìniàn gōngyuán : Chiang Kai-shek Memorial Park
3 La justice transitionnelle désigne l’éventail des outils existants, judiciaires ou non, pour mener à bien cette mission. Bien qu’elle porte sur le passé, la justice transitionnelle a aussi un objectif prospectif puisqu’elle apaise les blessures, encourage le dialogue social et renforce l’État de droit. Idéalement, elle aborde les raisons sous-jacentes du conflit, telles que les inégalités et la discrimination, pour prévenir le retour des violences et construire une paix durable (source)