Treasure Hill, ou comment un campement illégal devient un musée d’art

Cette visite-ci m’a été conseillée par la plus jeune de mes enseignantes, qui devait être dans la vingtaine. Selon elle, Treasure Hill est prisée de la jeunesse taipéienne, et en particulier des artistes.

Coincée entre deux bras de rivière, un pont routier et une voie express, la zone peut ne pas paraître très engageante. Elle n’est pas non plus très facile d’accès, et lorsque je m’y suis rendue, je me souviens avoir pensé que c’était le genre d’endroit un peu confidentiel. Mes recherches m’ont révélé à quel point j’avais tort !

Il ne faisait pas très beau le jour où je m’y suis rendue. Le ciel était très gris, et il pleuvait de temps à autre, mais cela conférait au lieu une atmosphère un peu mystique. Difficile cependant de s’apercevoir de la popularité du site dans ces conditions.

Sur le chemin menant à Treasure Hill, il y avait un temple dédié à Guanyin. Ce dernier semblait, de prime abord, assez petit, mais en réalité, il était composé de plusieurs parties différentes, le tout abrité sous une grande construction qui paraissait un peu déplacée à proximité d’un temple.

Jugez-en par vous-même ! (Source, CC 3.0)

Heureusement, les différentes parties du temple étaient tout à fait normales et jolies.

Après avoir profité du lieu et d’avoir fait pas mal de photos (plus ou moins réussies), je me suis remise en route.

J’ignore si c’était à cause de la météo peu clémente ou du moment (la saison, le jour ou l’horaire), mais beaucoup d’échoppes et d’expositions étaient fermées, et il n’y avait pas grand-monde dans les ruelles. Les rares personnes présentes semblaient s’être rassemblées dans une espèce de café, au niveau le plus bas de la colline, au bord d’un petit jardin.

Ainsi, je n’ai pu profiter que du lieu lui-même et des installations extérieures. Il y en avait pas mal, donc je n’ai pas été déçue de ma visite, bien au contraire ! Certaines étaient très jolies ou amusantes, et d’autres étaient juste bizarres. Je ne suis pas très sensible à l’art moderne, alors je n’ai peut-être juste pas compris ce que l’artiste voulait exprimer…

Bref historique

A l’origine, Treasure Hill n’a rien à voir avec le monde de l’art, quel qu’il soit.

L’histoire de Treasure Hill débute il y a environ trois siècles, sous le règne de l’empereur Kangxi (1654-1722).

Des habitants originaires du sud de la province du Fujian (Chine) commencent à immigrer à Taïwan, principalement sur la côte sud et sud-est. Quelques uns cependant s’installent à Taipei.

Selon des chroniques de la dynastie Qing datant de 1871, c’est un père et son fils, 郭治亨 Guo Zhiheng, qui auraient construit le temple bouddhiste dont je vous parlais plus haut, sur un versant de la montagne Hukong. Nommé Treasure Hill, 寶藏巖 bǎozàng yán en mandarin, il est dédié au Bodhisattva Avalokitesvara, plus connu en Chine sous le nom de Guanyin, mais vénère également d’autres Bouddhas.

Ce temple a été rénové de nombreuses fois depuis sa construction, dont deux rénovations majeures en 1791 et 1823, mais la structure actuelle date seulement de l’ère coloniale japonaise. La structure en bois de la promenade, et les piliers et fenêtres en pierre sont caractéristiques de la dynastie des Qing.

Désigné site historique par la municipalité en 1997, c’est le plus vieux temple bouddhiste de Taipei. Et comme souvent lorsqu’un village se construit à proximité d’un temple, il en vient naturellement à partager son nom.

Au milieu des années 1930, alors que Taïwan était gouverné par le Japon impérial, le bureau du gouverneur de Taïwan ordonne la mise en place d’unités de défense aérienne dans la zone de Treasure Hill, et fait construire plusieurs bunkers et baraquements sur le versant sud de la colline, afin de stocker des munitions.

Après la capitulation du Japon en 1945, l’archipel formosan est récupéré par le gouvernement nationaliste chinois, alors au pouvoir sur le continent. Par commodité, le nouveau régime conserve les structures militaires taipéiennes de l’époque coloniale japonaise. Ainsi, les installations militaires de Treasure Hill deviennent le Taipei North District Headquarter, et ont la charge d’assurer la défense aérienne sur la côte sud-ouest de la ville.

Des soldats sont évidemment stationnés sur ces installations.

Sont-ils logés trop loin ou livrés à eux-mêmes sur ce sujet ? Je ne suis pas parvenue à trouver la réponse. Toujours est-il qu’ils décident de construire un village de garnison sans autorisation officielle, mais néanmoins avec l’accord tacite de l’armée.

Ce n’est pas le seul endroit dans l’archipel où un tel village a été construit. Vous avez peut-être déjà entendu parler du Rainbow Village, rendu célèbre par les peintures murales colorées faites par un vétéran qui y résidait. En fait, le président du Graduate Institute of Building and Planning de la National Taiwan University, John Liu, déclarait en 2007 que « 30 % de Taipei était constitué de villages de squatters construits à la hâte » dans les années 1950.

Durant cette décennie, qui suit la victoire du parti communiste en Chine continentale et le retrait du parti nationaliste sur l’archipel formosan, de nombreux villages de garnisons furent plus ou moins légalement construit sur le territoire, afin d’accueillir l’afflux d’habitants et de militaires venant du continent.

Ces villages n’avaient pas vocation à durer, car ils ne devaient servir que jusqu’à la reconquête du continent. Ils n’étaient donc pas fabriqués dans des matériaux très résistants, et offraient un cadre de vie rustique, voire même vétuste.

Mais revenons-en au cas de Treasure Hill.

Au début des années 1950, Treasure Hill n’accueille, en plus du temple de Guanyin et de la base militaire, que quelques familles, qui sont venues exploiter le sable et le gravier de la crique de la rivière Xindian.

Lorsque les installations de protection contre les attaques aériennes sont retirées dans les années 1960, les soldats qui s’étaient entre temps mariés avec des filles du pays sont restés. Les conditions de vie, qui n’étaient déjà pas glorieuse (situé juste au bord de la rivière, il était donc sujet aux inondations, n’avait toujours pas d’existence légale, pas accès à l’eau courante ou l’électricité, etc.), n’ont cessés de se détériorer au fil des années. Il n’est considéré comme un village que par ses résidents, n’étant perçu par l’État que comme un campement ou un squat illégal.

Cela ne signifierait pas pour autant que les habitants de Treasure Hill aient été laissés pour compte durant tout ce temps. Selon Chang Shou-ti, qui y a résidé pendant quarante ans, les employés de la ville n’ont jamais fait preuve de discrimination à leur encontre, et leur fournissaient les mêmes services qu’au reste des Taipéiens. Je n’ai cependant pas trouvé d’autres sources corroborant cette version.

Illégal ou pas, cela n’a néanmoins pas empêché de nouveaux résidents d’arriver.

Le pic de fréquentation du village a été atteint en 1974, après l’inauguration du pont Fuhe, situé à proximité et qui connecte le sud de Taipei à Yonghe. La localisation et l’accès facile depuis les régions rurales ont attirés un grand nombre d’immigrants ruraux.

La situation commence à évoluer en 1980.

Classée dans la catégorie des parcs, la zone passe sous la juridiction du Département des parcs et des loisirs de la municipalité. Plus précisément, sa proximité avec la rivière Xindian lui confère le titre de Water Conservation Area, et elle est incorporée au Water Front Area Park n°297.

Le statut de village n’est donc toujours pas reconnu.

Si dans un premier temps, il n’y aurait pas eu de conséquences directes sur les résidents, cela change en 1993. La municipalité décide de raser les habitations illégales et placarde donc des avis d’expulsion un peu partout.

A ce moment-là, il y a une centaine de résidents, majoritairement des vétérans, des immigrants d’Asie du Sud-est et des étudiants. Concernant cette dernière catégorie, ils dépendent tous (ou presque) de la National Taiwan University, située non loin. Les professeurs, alertés quant à la situation précaire de leurs étudiants, se mobilisent.

Cette mobilisation finit par attirer l’attention des artivistes du Global Artivists Participation Plan (GAPP), issu du Organization of Urban Re-s (OURs). Ces derniers s’emparent de l’affaire : ils souhaitent légitimer les « squatteurs » et préserver la zone.

L’implication de cette ONG conduit à un transfert de responsabilité concernant la zone : c’est désormais le Bureau des affaires culturelles qui en a la charge.

Une alliance se forme entre les militants universitaires et les artivistes. L’idée de départ est de construire une sorte de musée qui permettrait en quelque sorte de commémorer le passé d’immigrant de la ville de Taipei, et de faire de la zone un site historique, conformément au Cultural Assets Preservation Act. Mais après avoir consulté les résidents de Treasure Hill, ils se rendent compte que ce dont les gens ont vraiment besoin, c’est de logements à des prix abordables.

Car si tant de personnes se retrouvent à vivre dans des campements illégaux faits de bric et de broc, c’est rarement par choix. La problématique du logement occupe une place importante dans la société à l’époque. Les premières victimes des prix trop élevés sont les vétérans, les étudiants et les immigrants, exactement les profils qu’on retrouve à Treasure Hill.

De son côté, le Bureau des affaires culturelles a abandonné l’idée de raser le village, mais souhaite désormais la création d’un village d’artistes.

Un compromis est donc fait : en échange de la promesse de la municipalité d’assurer des loyers bas aux résidents de Treasure Hill, cette dernière pourra utiliser la zone pour mettre en place son programme de résidence d’artistes. La zone acquiert le titre de « culturally significant area », une nouvelle catégorie dans les travaux de préservation, qui vient juste après celui de « historically important site ». Une sacrée promotion pour un campement illégal voué à la destruction.

La décision est entérinée par le commissaire aux affaires culturelles Lung Ying-tai en 1999.

Durant les deux années suivantes, de nombreuses rencontres sont organisées entre les intellectuels et artivistes d’une part, et les résidents de l’autre. Des étudiants sont missionnés pour nettoyer la zone, et un programme d’artistes en résidence, utilisant dix maisons abandonnées, est initié.

Ce n’est que la première phase du projet Treasure Hill.

En effet, il nécessite de restaurer sérieusement le village pour en faire un cadre de vie correct, tant pour les habitants que les artistes. Il faut donc prendre des dispositions pour les résidents, qui ne peuvent évidemment pas rester durant la durée des travaux.

Il leur est demandé de faire un choix entre quitter simplement la zone et déménager ailleurs, empochant au passage 22,000 dollars américains, ou d’emménager dans des logements temporaires sur site en attendant la fin des travaux et n’obtenir que 11,000 dollars. Dans tous les cas, les résidents doivent renoncer à tout droit sur leur propriété, ce qui oblige donc ceux qui reviendront de payer un loyer à la ville ensuite.

Les logements vacants doivent être réservés à des personnes aux revenus peu élevés, venant de Taipei.

Marco Casagrande. Aarete Mäe rekonstruktsioon. Taipei, Taivan / Reconstruction of Treasure Hill. Taipei, Taiwan, 2003 (source)

Les travaux commencent en 2007, le site est donc fermé au public.

Durant cette période, le projet d’artistes en résidence est mis en suspens, mais certains de ces artistes ont néanmoins un certain impact sur le projet de rénovation. C’est par exemple le cas de l’architecte finlandais Marco Casagrande, qui fut chargé de créer le jardin communal, un imposant escalier en bois, ainsi que de façon plus générale une beautification à la large échelle de la communauté.

Petit point sur le village avant les travaux :

Il a été construit sur un affleurement de calcaire, et malgré un bâtiment culminant à 50 mètres de haut, il est structurellement stable. Cela simplifia grandement les travaux de rénovation.

Les maisons sont fabriquées à partir de matériaux recyclés. De plus, elles n’ont pas été construites en une fois. De nouveaux étages étaient ajoutés au fur et à mesure que l’augmentation de générations et de personnes vivant sous le même toit rendait nécessaire l’ajout de nouvelles pièces.

Les travaux avaient principalement pour but de restaurer les habitations, en particulier les toits. Pour se faire, il fut décidé d’utiliser autant que possible des matériaux similaires à ceux d’origine, donc surtout de la récupération.

Le deuxième objectif était de brancher le village sur le réseau électrique de la ville et ajouter un système des eaux usées. En réalité, selon les propos de Marco Casagrande, le village fonctionnait déjà sur un modèle écologique. Un système de recyclage et de filtrage des eaux usées avait déjà été mis en place par les habitants. Les résidents étant pauvres, ils fonctionnaient beaucoup sur le recyclage et la récupération de façon générale. Ainsi, ils compostaient les déchets organiques, et réutilisaient des déchets de Taipei.

Bien sûr, ils faisaient pousser leurs propres légumes, dans un genre de grand jardin commun. Si construire un jardin communal a fait partie des tâche de Marco Casagrande, c’est tout simplement parce que l’ancien avait déjà été détruit par la ville.

Le jardin se trouve sur la droite, on peut par ailleurs apercevoir le temple de Guanyin tout au fond !

Et ils s’étaient branchés illégalement sur le réseau électrique de Taipei, électricité qu’ils utilisaient par ailleurs en quantité minimale.

Les travaux terminés, le village rouvre ses portes en tant que village d’artistes. Sur la centaine d’habitants d’origine, seules 22 familles reviennent. Aujourd’hui, le village est découpé en trois parties distinctes.

La première, en jaune, correspond aux logements réservés à la population locales (anciens résidents et habitants à bas revenus). La seconde, en rose, englobe les ateliers d’artistes et les espaces culturels. Enfin, la dernière partie, en bleu, couvre un hôtel construit en 2014 ; nommé Attic Treasure Hill Traveler’s Hostel, il est doté de sept chambres.

Son statut de sanctuaire écologique, site historique (il s’agit du premier quartier de Taipei à être reconnu communauté historique, en juin 2011 !) et musée d’art lui a valu de devenir une destination populaire, tant pour les locaux que pour les touristes.

Quelques détails sur le village d’artistes…

Il fonctionne selon un programme Arts-in-Residence (AIR) auquel les artistes doivent candidater. Pour être accepté, il faut remplir quelques critères : avoir minimum trois ans d’expérience professionnelle, parler le mandarin ou l’anglais, proposer un projet en accord avec la mission de préservation historique et environnementale de Treasure Hill. Ce programme permet aux artistes de rester entre 8 et 12 semaines.

Selon le site officiel, Treasure Hill compte 14 studios dans lesquels les artistes peuvent vivre et travailler, une salle de répétition, une pièce d’exposition ainsi qu’un espace d’exposition extérieur.

Informations pratiques

Treasure Hill Artist Village: 寶藏巖國際藝術村 Bǎozàng yán guójì yìshù cūn

Site Internet : https://www.artistvillage.org/

100台北市中正區汀州路三段230巷14弄2號

Adresse : No. 2, Alley 14, Lane 230, Section 3, Tingzhou Rd, Zhongzheng District, Taipei City, Taiwan 100 | 100台北市中正區汀州路三段230巷14弄2號

Horaires : du mardi au dimanche de 11h à 22h (fermeture des expositions à 18h)

Date de la dernière visite : 28 novembre 2018

Publié par Meana

Passionnée par les pays d’Asie du Sud-Est et leur culture depuis plus de 15 ans, j’ai voyagé en Chine, Corée du Sud, Japon et Taïwan. J’ai même vécu un an à Pékin ! Je m’intéresse particulièrement à la portée historique des lieux et concepts, et aux habitudes de vie asiatiques.

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